À la fin de son livre L’usage du monde, au terme d’un périple accompli en 1953 et qui l’a conduit jusqu‘ à la Khyber Pass, à la frontière entre l’Afhanistan et le Pakistan, Nicolas Bouvier écrit :
La montagne, elle , ne se dépensait pas en gestes inutiles : montait, se reposait, montait encore, avec des assises puissantes, des flancs larges, de parois biseautées comme un joyau.Sur les premières crêtes, les tours des maisons-fortes pathanes luisaient comme frottées d’huile; de hauts versants couleur chamoix s’élevaient derrières elles et se brisaient en cirques d’ombre où les aigles à la dérive disparaissaient en silence.
… L’air était d’une transparence extraordinaire. La voix portait. J’entendais des cris d’enfants, très haut sur la vieille route des nomades et de légers éboulis sous les sabots de chèvres invisibles qui résonnaient dans toute la passe en échos cristallins. J’ai passé une bonne heure immobile, saoulé par ce paysage appolinien.Devant cette prodigieuse enclume de terre et de roc, le monde de l’anecdote était comme aboli. L’étendue de la montagne, le ciel clair de décembre, la tiédeur de midi, le grésillement du narghilé et jusqu’aux sous qui sonnaient dans ma poche, devenaient les éléments d’une pièce où j’étais venu, après bien des obstacles, tenir mon rôle à temps „Pérennité … transparente évidence du monde … appartenance paisible…“ moi non plus, je ne sais comment dire … car, pour parler comme Plotin :
Une tangente est un contact qu’on ne peut ni concevoir ni formuler.
Mais dix ans de voyage n’auraient pas pu payer cela. Ce jour-là, j’ai bien cru tenir quelque chose et que ma vie s’en trouverait changée. Mais rien de cette nature n’est définitivement acquis. Comme une eau, le monde vous traverse et pour un temps vous prête ses couleurs. Puis se retire, et vous replace devant ce vide qu’on porte en soit, devant cette espèce d’insufisance centrale de l’âme qu’il faut bien apprendre à côtoyer, à combattre, et qui, paradoxalement, est peut-être notre moteur le plus sûr.
Repris mon passeport paraphé, et quitté l’Afghanistan. Il m’en coûtait. Sur les deux versants du col la route est bonne. Les jours de vent d’est, bien avant le sommet, le voyageur reçoit par bouffées l’odeur mûre et brûlée du continent indien…
... et ce bénéfice est réel, parce que nous avons droit à ces élargissements, et, une fois ces frontières franchies, nous ne redeviendrons jamais plus tout à fait les misérables pédants que nous étions. Emerson
On aimerait avoir écrit ce livre magnifique que j’ai découvert 30 ans après voir fait un voyage forcément différent de celui accompli en 1953 par l’auteur.
Ce qui se ressemble tient plus à la manière de voyager, au fait commun que le voyage était avant tout prétexe à rencontrer des gens, à se mélanger, à aller vers les autres et à les laisser venir vers nous. Il y avait du monde sur les routes et partout nous étions accueillis comme ceux qui avaient osé faire le déplacement, se mettre en situation d‘ ouverture, de réceptivité, osé prendre le risque de se mettre à découvert : voyage en stop, ou dans les bus locaux, sur le toit de camions bariolés, logement chez l’habitant, où dans les hôtels aux prix adaptés à nos maigres ressources. Des rencontres qui étaient en elles-mêmes le sens du voyage, et sa condition, car grandes étaient la pauvreté des voyageurs et la pénurie de biens dans les pays traversés. D’où une culture du partage, naturelle et spontanée, de l’échange, de l’hospitalité honorante et honorée, mais aussi d’infinis marchandages, d’interminables palabres, toujours nécessaires au préalable.
Une fois encore je suis parti d’Aiguèze après six semaines de chantiers de maçonnerie, ai traversé l’Italie jusqu’à Triestre en stop, puis suis descendu jusqu’à Sarajevo à bord d’un petit bolide de sport conduit de main de maîtresse pourrait-on dire, le rêve de l’auto stopeur. De là, remontée à travers l’Herzégovine ( il faut lire le roman d’Ivo Andric Le Pont sur la Drina, qui rapporte la chronique de ces quatre siècles mêlant la légende à l’histoire, la drôlerie à l’horreur, paru en 1945 et qui nous est aujourd’hui mystérieusement prophétique). Toujours est-il que déjà la magie du voyage opérait à travers des paysages qu’un film de l’époque n’aurait pas renié : J‘ai même rencontré des tziganes heureux – qui s’en souvient ? Voyage en camionettes antediluviennes, en charettes à cheval transportant des pastèques ou des oignons, camions improbables, traversées de villages d’un autre temps pour nous jeunes occidentaux, jusqu’à rejoindre la route principale, quelque part au nord de Zagreb, rencontrer au bord de la route les deux amis de ce voyage, Scott et Helmut, trouver un lift direct pour Istambul via Sofia. L’hôtel Ararat dans le quartier de Taksin, rendez-vous de voyageurs, dont ce jeune israëlien, capitaine à 25 ans, deux guerres à son actif, et déserteur la même année, parce qu’ayant compris déjà que tout allait dans la direction de la constitution „of the great Israël“ …. Il fallait avoir du courage, y compris à cette époque, pour accomplir un tel geste, prémonitoire de ce qui se passe 45 ans après.
Traverser le Bosphore et poser un pied en Asie. Ankara, le train pour Erzerum, séparation d’avec les amis, et de là bus pour la frontière, puis Téhéran. Se perdre dans l’immense bazar incontrôlable, on disait à l’époque qu’un million de personnes s’y trouvaient en permanence. Le départ en bus pour Meshed, la ville sainte des chiites : une nuit de folie avec un groupe de pèlerins sur une route de montagne où la mort rôdait à chaque virage, côté précipice et côté falaise, et pendant trois bonnes heures, j’ai été sûr que le prochain serait le „bon“ au milieu des familles qui hurlaient „Allah Akbar!“ à chaque vertigineuse gîte du bus, et riaient de ma frayeur avant de faire le grand saut, qui n’a pas eu lieu. Et alors le calme a succédé à la tempête, sortie des gorges, route bitumée rectiligne, les familles s’endorment épuisées, le chauffeur m’invite sur le siège qui est juste derrière lui et met une cassette dans le lecteur. Une musique de tous les matins du monde s’élève, un oud grave qui m’emmène aux tréfonds de l’histoire de la Perse. Moment que je me suis empressé d’enfouir … Quelque chose qui ressemblait à ce qui suit, et que j’ai retrouvé 50 ans après au festival de musique baroque d’Ambronay, qui établit clairement la filiation du baroque d’avec ces musiques du Moyen Orient (lire Passion baroque de Gilles Cantagrel).
Aujourd’hui, après une si longue nuit d’obscurantisme, de torture et de mort, les iraniennes et les iraniens osent se soulever contre ce régime de misère et d’oppression, affrontant une répression féroce. Gloire soit rendu à leur courage et à leur détermination. Mais il y aura, comme ailleurs cela se prépare aussi, encore de nombreux morts, tortures, emprisonnements arbitraires, beaucoup de sauvagerie.
Arrivée le matin à Meshed où, surprise, je retrouve par hasard mes deux compagnons de route laissés à Ankara. Nous partons visiter la ville, la mosquée d’or, la foule des pèlerins qui s’y presse, les souks. Et puis, départ dans la même journée pour la frontière afgahne : „ça vous étend raide son pèlerin et l’addition n’en est pas si corsée“, pourrait-on parodier le grand Willi pour évaluer le bout de hashish vendu par le jeune douanier et qui ne dément pas la réputation d’alors de ce pays. Certains ne s’en relèvent pas et repartent à la maison… Nous continuons et atteignons Hérat, noyée dans le vent de sable ocre qui s’infiltre partout et donne sa couleur à la ville et à l’air qui la baigne. Chambre rustique de bois et de torchi, nuits glaciales dans un courant d’air permanent. Trois jours sans rien voir d’autre ou presque que cet ocre du sable et des maisons.
Et un matin, le ciel est d’une pureté incomparable, la ville s’offre dans toutes ses richesses que nous n’aurions jamais soupçonnées : ses ruelles de sable droites et propres, ses vastes demeures ocres, le vert profond de ses jardins plantés d’oignons, ses mosquées, ses marchés, le balancement indolent des grands chameaux chargés. La vaste plaine, et au loin les montagnes, nettes comme si on pouvait les toucher, sous le bleu si intense du ciel.
Dessins de voyage par Thierry Vernet, l’ami de Nicolas Bouvier
Ce qui précède est du domaine de l’anecdotique, et je n’en rajouterai pas sauf pour évoquer Kaboul et ses treilles, son vin et ses fêtes autour de la mission française d’archéologie, la route sur le toit d’un camion bariolé vers Bamian et les premiers contreforts de l’Indukush, les bouddha monumentaux taillés dans la roche, détruits à jamais, et le pur cri de surprise en arrivant en haut du col qui domine les lacs de Band-i-amir. Au loin, le sommet du K2 semble pourtant à portée de main. On se retrouve plongé dans le monde du roman de Kessel, dans son livre Les cavaliers. Nous installons un campement de fortune sur une des moraines séparant les 5 ou 6 lacs, et recevons la visite d’afghans à cheval qui nous invitent à une promenade, certains nous prêtant leurs chevaux. Puis le retour sur Kabul, ses quartiers périphériques miséreux et pleins d’une poussière grise tourbillonant dans le vent, avant le départ pour la Kiber Pass, Peshawar au Pakistan et les zones tribales, ouvertes à l’époque. Arrêt à Lahore avant le retour par le lac Van Van, mais c’est déjà une autre histoire (à lire dans Olé!crie l’ibère, à paraître).
Qu’est devenu ce pays depuis ? Une monarchie féodale tribale se décompose alors dans la corruption et s’écroule suite à un coup d’état du PC afghan, sa main mise sur le pays et sa ruine à son tour sous les coups de boutoirs des clans et des seigneurs de la guerre s’enrichissant grâce au trafic de l’opium. L’invasion soviétique qui achève le travail de destruction, suivi de la prise de pouvoir des seigneurs de la guerre, la montée des talibans. Je résume de manière approximative, on connait la suite.
Un documentaire d’Arte montrait dernièrement Bamian inchangé, enfin, sauf les immenses statues multi centenaires réduis en tas de terre et de pierres … Ne restent que deux immenses niches vides taillées dans la montagne. Mais le village est resté tel que nous l’avions connu il y a presque 50 ans, le paysage aussi.
Mais si on souhaite mieux comprendre ce qui est arrivé et arrive à ces peuples, il faut à mon avis absolument lire les livres de Khaled Hosseini :
Cerfs-volants de Kaboul
Mille soleils splendides
Ainsi résonne l’écho infini des montagnes
Zahhâk, le roi serpent de Vladimir Medvedev nous plonge dans le chao de la guerre civile au lendemain de l’effondrement de l’URSS au Tadjikistan voisin dans années 1990.
Il existe aussi un petit film très bien fait par un jeune suisse, Gaël Métroz : Nomad’sland, sur les traces de N.B., voyage parmi les peuples nomades de la région, kallachs, pachtouns et autres des zones tribales:
(www.nomadsland-lefilm.com/ )
L’écrivaine Nadia Hashimi, qui vit aujourd’hui aux USA, raconte dans sa trilogie – La perle et la coquille, Si la lune éclaire nos pas, Pourvu que la nuit s’achève – „les tourments et les espoirs de tous les exilés“, toutes les souffrances subies au nom de l’obscurantisme, et la longue route remplie de tant de pièges pour s’en échapper.
Questions à notre président : que deviennent, que sont devenus, les traducteurs et collaborateurs de l’armée de la république ? Combien ont-ils été laissés à l’abandon à leur triste sort, à la sauvagerie et l’arbitraire des talibans, y compris leurs familles ? Comment se fait-il qu’un candidat trouvait honteux ce que le même devenu président accepte et laisse faire. Au nom de la république? À quand la fin de tous ces mensonges d’état, aveux déguisés en secret défense ? Qui donne des leçons à qui ? Cela renvoie à d’autres crimes commis au nom de la république. Aujourd’hui de nombreuses familles afghannes dorment dans la rue chez nous: qui se préoccupe d’elles en ces jours noirs d’épidémie?
Et pendant ce temps à Kabul, retour négocié des talibans: tout ce gâchi pour ça ?
On peut trouver de la bonne musique Afghanne actuelle sur le site :