Une expérience unique et dense
„Partout le plein fait le visible de la structure, mais le Vide structure l’usage“ (Laozi, ch.11, traduit par François Cheng et cité par C.Margnat dans „Poussières du Guangxi“).
„L’être donne des possibilités que l’on utilise par le non-être“.
„Par ce qui est, il faut donc entendre qu’il y a quelque chose et par ce qui n’est pas, non point qu’il n’y a rien mais que ce prétendu rien n’est pas rien, puisqu’il génère une énergie que le regard peut capter et la main ultérieurement reconduire“ (ibid)
„Recueillir à la pointe du pinceau la limpidité du monde …“
„L’artère du Dragon est la ligne de force qui se dégage d’un site visible lorsque le regard s’y est attardé, concentré jusqu’à s’en „crever les yeux“ …“
Et Margnat poursuit sa découverte des mystères du Guangxi, la province des peintres qui sont à la Chine ce que les griots sont à l’Afrique, non par la transmission orale mais par la transmission écrite, calligrafiée, peinte : „Quand on prend la peine de considérer ce qui relie invisiblement les choses entre elles, on entre les yeux ouverts dans le tissu que les chinois appelle Vide Médian“.
C’est par ce livre que j’ai d’abord abordé le Guangxi, province du sud de la Chine, et une fois encore par un enchaînement improbable que j’ai décidé de m’y rendre : un voyage de 1000 lieues commence par un pas, nous dit Laozi, oui, mais un pas qui nous mène vers une rencontre, qui en est déjà une : une rencontre avec l’accupuncture précédant l’apprentissage du mandarin dans une forme dilettante mais déjà captivante : se lancer dans la découverte de cet immense pays et ses multiples cultures ( 民族, minzu, minorités – j’ai commencé à Nanning par habiter à minzu daxue, 民族大学, l’université des minorités, ou nationalités), de sa langue si incroyable qu’il faut en fait tout oublier de la nôtre et pour ainsi dire de nos origines pour être en mesure de l’aborder, pensant ainsi atteindre ce qu’elle est la seule à pouvoir exprimer. De l’histoire récente, ce que je connaissais relevait du livre de Pierre Ryckmans, alias Simon Leys, un diplomate belge des années 70, Les habits neufs du président Mao. J’ai retrouvé et relu tout dernièrement dans La planète malade, un ensemble de trois textes de Guy Debord et l’IS, Le point d’explosion de l’idéologie en Chine, une chronique et une analyse tout aussi percutente de ce que l’on a appelé La Révolution culturelle et qui a si bien aveuglé nombre de nos pseudo intellos de l’après mai, qui n’en demandaient pas tant. D’autres livres d’auteurs chinois nous la montrent aussi pour ce qu’elle fut, et même dure encore sous une forme diluée. Le livre de François Cheng, Le dit de Tuyani, fut aussi un choc: il faut lire ce livre, dont toute une partie se passe chez nous, et nous en apprend beaucoup sur nous mêmes : le regard de l’autre …
Rien n’indiquait qu’un jour je me retrouverais en Chine pour y apprendre la mandarin à l’université du Guangxi à Nanning, mon approche de cette immensité que les chinois eux-mêmes appellent 中 国,Zhong Guo, zhong étant le milieu, le signe de base de toute la calligrahie mandarine, et guo, le pays (que l’on distingue bien fermé avec à l’intérieur sa structure sociale, politique, et le petit trait en bas à droite, la poésie, la pensée peut-être ?) Par exemple, la France se dit 法国, fa guo, le pays de la méthode, de la logique, de la rigueur, et surtout de l’équité pourrait on traduire aussi (si seulement il pouvait, ne serait-ce qu’un peu, un court instant, le devenir ! Car c’est bien ce que nous avons appris à l’école de la République, la faute à Voltaire et à nos Lumières, mais en fait, il s’agit d’un effet phonétique, les chinois ne prononçant pas le „r“. L’Allemagne s’écrit 德国, de guo, le pays des „de(utschen)“.
„Une monstrueuse escalade intellectuelle“, comme qualifiait un ami cette démarche … Oui, peut-être, mais une aventure humaine surtout : je voulais aborder ce pays par sa langue principalement, si possible ses cultures, mais surtout par les rencontres à travers une tâche ardue, un objectif à atteindre sachant que je ne pourrai jamais l’atteindre, sentiment grisant. D’autres y sont parvenus, mais pas dans le diletantisme qui me caractérise.
Il faut lire sur ce sujet le beau livre de Fabienne Verdier, Passagère du silence, pour appréhender toute la pleine réalité de cette démarche ( dans les années 80 qui plus est). Aller au bout d’un tel projet prend en fait toute une vie ( elle en eu plusieurs). Je ne prétends quand même pas que mon expérience, si courte, si superficielle, ressemble de quelque manière que ce soit à la sienne, ni à aucune autre d’ailleurs.
Premiers contacts avec Nanning : sur le chemin de 广西 大学, Guangxi daxue : l’armada de skooters électriques, en famille.
Quelques photos de classe : que n’avais-je pas fait en prenant la première photo ! Tous ensuite ont tenu à participer, et une joyeuse équipe est née ce jour-là.
Voici ce que j’en écrivais à mes amis d’alors : xuexie Hanyu cai Nanning, 学些 汉族 在 南宁
bonjour,
tout d’abord, une pensée de commisération affligée pour toutes les victimes des attentats de la semaine derrnière et leurs familles. au temps du deuil succédera celui de la réflexion pour essayer de comprendre comment de telles horreurs sont possibles : à qui profitent ces crimes ?
étudier la langue chinoise à Nanning (traduction du titre) : une expérience qui n’est pas sans intérêt., mais qui comporte aussi son lot de difficultés, vous vous en doutez (une pensée spéciale à toutes celles et tous ceux qui se (dé)battent avec l’apprentissage de notre belle langue, 法语, fa yu, le français.
je suis resté très longtemps la tête sous l’eau (cela ne fait qu’un peu plus de 4 semaines), et disons que je commence seulement à l’en sortir, mais à peine. il faut dire que je suis arrivé 6 semaines après le début des cours, et que cela constitue un gros gros handicap : il me faut rattraper les bases tout en tentant de me maintenir au niveau de ce qui se fait dans le présent : commencer à la leçon 10 veut dire découvrir les 9 premières et se débattre dans la 10, puis la 11, la 12, en parallèle. et il y a 5 matières : structure de la langue, lecture, écoute, écriture et expression orale.
voici pour le préambule. et ça va très vite, on n’attend pas, la plupart des étudiants viennent des pays voisins (Viêt Nam, Laos, Cambodge, Thaïlande, Miramar) et sont là depuis une annnée ou deux. peu d’européens, et presqu’une équipe de jeunes basketteurs professionnels sénégalais, d’un niveau déjà bien avancé, parce que très bien intégrés, les géants!ensuite, la langue chinoise a la particularrité d’être écrite en caractères, comme toutes les autres langues écrites, ce n’en est donc pas une, sauf la nature des dits caractères, et tout se fait à partir de ces caractères, sans presque passer par le pinjin, la transcription dans notre alphabet des dits caractères. et là c’est diff de chez diff, comme vous pouvez l’imaginer, car quand on a manqué le début du film, il manque les clés essentielles que sont les caractères de bases.
d’abord reconnaître un caractère dans sa forme phonétique (le pinjin), avec une difficulté de taille dans les 4 intonations, capitales car déterminant le sens et ensuite savoir le retranscrire et le placer dans la structure de la phrase, qui peut être simple, mais aussi très complexe.et ensuite le dire avec l’intonation juste et ensuite comprendre la réponse, enfin vous imaginez tout un processus intellectuel (je pèse mes mots) qui demande beaucoup d’effort (et je simplifie).alors comment y arriver sans se noyer ?
j’ai découvert ici à Nannning la mise en pratique du concept de „social learning“ dans toute sa splendeur faite de solidarité et d’échanges permanents avec les autres apprenants : j’ai été tout se suite accepté avec mon ignorance, respecté pour ma démarche, à mon âge, et pris en main par les uns et les autres. voyez la classe de joyeux lurons, et luronnes… le grand sénégalais à l’arrière plan, Malamine, c’est lui qui m’a bien guidé dès les première leçons, c’est à lui, l’africain, que je dois ne ne pas m`être noyé : sympa comme début, non ? solidarité interne qui s’exprime aussi de manière éclatante par un chat collectif, wechat (hyper fliqué par ailleurs), sur lequel nous recevons à longueur de journée mais surtout de nuit les questions que les uns et les autres se posent à propos de tel exercice, etc. même la prof s’y met : à minuit l’autre jour, non, nuit, message de l’enseignante (老师, laoshi) : demain matin dictée (en caractères svp) sur la leçon 15. et ensuite on a droit à 15 fois 谢谢 老师 ! = xiexie laoshi = merci enseignante! et ça sonne à chaque fois… que fait-on ? on se relève et on se remet à l’étude pour essayer d’être capable, dans mon cas , de sortir un, deux ou trois caractères, sur cinquante, le lendemain.
à +,
jb
La leçon de calligraphie : l’important n’est pas tant d’apprendre que d’échouer. L’échec est ce qui permet de comprendre. Eux n’ont pas échoué cette fois.
Et pourquoi pas aussi les notes prises en regardant un doc sur Arte, la Chine à la découverte du monde, comme quoi les soi-disant nouvelles routes de la soie ne sont pas si nouvelles, et leur principe générateur inchangé :
Zhen he, eunuque vaillant et loyal, de religion musulmane, devenu à force d’ambition et de travail amiral de la Flotte des Étoiles, celle qui a appris à se guider par les étoiles. Sept voyages vers l’ouest. Tous les documents ont été détruits, cartes comprises. En 1424, et même 1421, la flotte aurait fait le tour du monde et découvert l’Amérique … Il est mort au 7ième voyage, enterré à Nankin, et les inscriptions sur sa stelle sont les seules marques de son existence, de même que quelques documents impériaux et archives provinciales. Henry V, roi d’Angleterre en atteste aussi, ai-je cru compendre, mais sans garantir, prendre des notes en regardant un documentaire entraîne parfois des contre sens.
„Nous avons croisé des vagues hautes comme la mort, traversé ces vagues immenses comme si elles étaient la mer calme, et posé nos yeux sur des contrées sauvages“. Gavin Menzi, auteur de „1424“. Les cartes existaient, ayant survécu côté Atlantique. 1428, carte du monde antérieure d’au moins 100 ans aux cartes européennes. Comment les portugais ont-ils trouvé les cartes ? Impossible du fait de la guerre de 100 ans qui sévissait en Europe. 1402 : avènement de la dynastie des Ming. Prospérité de l’empire Ming qui entraîne un développement de la diplomatie et du commerce extérieur. La mission politique de Zhen He est de faire connaître la supériorité de la morale confuséenne tout en confortant le pouvoir à l’intérieur par le dynamisme économique. En 1403, construction de la Grande Flotte à Nanking, immense chantier naval qui emploie plus de 15 000 personnes pour construire ces joncques géantes ou „précieuses“ qui peuvent avoir jusqu’à 120 mètres de long et 50 de large, et ceci grâce aux forêts de grands connifères et de bambous géants, joncques faites d’une triple épaisseur de planches et équipées d’un gouvernail. Des expéditions sont menées sur le YangSe afin de les tester, et on procède sur ses rives au recrutement de musulmans chinois d’origine arabe, convaincus de s’enrôler „le temps d’une partie d’échec“. Les arabes possédaient déjà une vaste connaissance dans les domaines de la navigation et du commerce grâce à leurs liens avec l’océan indien. À l’automne 1421, la Grande Flotte lève l’ancre pour le 6ième départ. 30 000 personnes y participent. On commense à maîtriser la technologie du compas, on dispose de cartes sans nord ni sud mais montrant le déroulement de la route car on navigue à vue des côtes. Ma Huan, historien de l’expédition : „j’écris cela d’une plume honnête, rien de plus.“ Malaca, porte de l’océan Indien, détroit à contrôler si on veut contrôler le commerce, les entrepôts et les roitelets fantoches. D’où l’importance du sceau officiel qui scelle le traité avec l’empereur en personne. „Ils prirent la mer lors de la 5ième décade de la pleine lune pour s’élancer vers le large et se lancer dans la grande traversée“. Expédition en vue de dominer le monde, par le commerce, les cales pleines à craquer de marchandises chinoises, porcelaines et soie. Côte de Malabar, Kalkut, l’Inde qui vient à la rencontre des chinois. Discussion du prix, signature d’un contrat tel jour de telle lune, sans retour. Soie contre épices, grande richesse apportée à Kalkut sous forme d’or. L’opéra chinois s’exporte aussi. Les pilotes locaux étaient recrutés sur place pour guider et informer, de la mousson, des courants, … Et puis vient la traversée de l’Inde à l’Arabie, rendue difficile par la mousson, dans sa première moitié car ensuite les vents s’inversent. „Nous nous servons de la hauteur des étoiles pour connaître note position, notamment l’Étoile Polaire“ : le carré arabe déjà permettait de calculer la lattitude (Tamal, la base sur l’horizon, le côté supérieur calé sur l’Étoile Polaire), recueil de pilotage arabe : nombre de jours et d’heures pour aller quelque part, ports, courants, vents, étoiles, tout ce qui est nécessaire pour se retrouver sur les routes maritimes d’alors. Le détroit d’Hormuz, le coeur des routes d’Arabie et le lien avec les caravannes, d’où un marché géant. Sultanat d’Oman : le rivage regorge d’objets chinois du XV° siècle (déjà !). Les chinois achètent les fameux chevaux arabes : commerce prospère (coupure de la Chine avec les populations nomades et grands besoins de chevaux aussi pour contrer les incursions des peuples mongols) et bonnes connaissances astrologiques à quoi s’ajoutent les plantes médicinales et les clés de l’Afrique que détenaient les arabes. Fascination des chinois pour l’Afrique (déjà!) et ses civilisations de grande dextérité, villes de pierres symboliques pour affirmer son pouvoir. On trouve encore sur les côtes orientales d’Afrique de nombreux restes de porcelaines chinoises et des descendants de naufragés chinois. Les chinois ont toujours aimé l’ivoire tendre d’origine africaine à l’ivoire asiatique qui est dure et se travaille plus difficilement et moins finement. Mais aussi attrait exotique pour la faune africaine, dont le plus sidérant représentant : la girafe, animal magique, merveille d’équilibre que l’on admire dans sa course et qui a médusé le palais impérial.
L’histoire de Zhen He est resté confinée à la Chine, tout se passe „comme s’il fallait effacer les traces de Babylonne au moment même où il faut reconstruire Babylonne et retrouver ses jardins, son gigantesque systéme hydraulique pour irriguer, vis sans fin, pentes infimes, quelques centimètres par kilomètre, comme en Afganistan, pour transporter l’eau le plus loin possible, roi désireux de montrer sa maîtrise de la nature, brassage des peuples et des langues pour construire cette nature, ces jardins, et l’ériger ainsi en merveille du monde. C’est là tout notre programme …“
Les livres à lire pour mieux comprendre ce qui se passe dans cet immense pays depuis 50 ans :
– Simon Leys, Les habits neufs du président Mao, mais aussi „le point d’explosion de l’idéologie en Chine (IS, octobre 1967) pour ce qui traite de la décomposition des pouvoirs bureaucratiques et de leur idéologie une description historique, stratégique, de la révolution culturelle.
– Le dit de Tuyani de François Cheng, de l’Acc.franç., arrivé de Chine en France en 1949, L’éternité n’est pas de trop, Le livre du vide médian
– Histoire de la pensée chinoise, de sa fille Anne Cheng
– Mo Yan : Beaux seins, belles fesses
– Liao Yiwu : Dans l’empire des ténèbres
– Luo Ying : Le gêne du petit garde rouge, pour comprendre ce que les chinois ont vécu pendant ce qu’on a appelé la Révo.cult, qui n’avait rien d’une révolution ni n’était culturelle, comme on peut s’en douter.
– Yu Hua : Brothers, La Chine en dix mots
– Gao Xingjan : La montagne de l’âme, Le septième jour
– Lao She : Le pousse-pousse
– Shan Sa, une auteure étonnante, née à Pékin en 1972 et arrivée en France en 1990, qui écrit dans notre langue, comme F.Cheng : La joueuse de go, Porte de la paix céleste, qui raconte justement les journées tragique de Tian An Men, et la tratégie du pourrissement menée par le pouvoir aux abois, et d’autres que je n’ai pas lus.
– Et n’oublions pas La Chine de K.Marx, dans lequel il nous fait dialectiquement comprendre que l’opium que les britanniques ont introduit en Chine pour saper les bases de la société chinoise, reviendrait un jour en Europe.
Et pourquoi pas aussi Han Suyn ?
Mais aussi la série de polars de Qiu Xiaolong relatant les aventures modernes de l’inspecteur Cheng, dont le dernier, Chine, retiens ton souffle, nous renvoie étrangement au texte de G.D. Le point d’explosion de l’idéologie en Chine cité plus haut.
Et comme adieu, ou au revoir, dernier soir sur le trottoir à Dongmen, Nanning :
… en attendant d’autres photos, d’autres musiques, d’autres histoires.
Hong Kong
On peut y arriver à pied par la Chine, Shenzhen pour être plus précis, si on veut éviter l’avion et l’aéroport, et c’est ce que j’ai fait, malade comme un chien d’une mauvaise fièvre contractée dans la pollution de Nanning et la froidure de ma chambre universitaire, fièvre qui n’a pas été décelée par les caméras à infra rouge postées au passage de douane depuis la grande épidémie qui avait fait des dizaines de morts dans ce territoire si confiné. Au jour où j’écris ces lignes, c’est une autre „épidémie“ qui risque de faire des morts, de nombreux morts, 30 ans après l’écrasement de Tian’anmen, une épidémie de répression d’un mouvement de révolte populaire qui dure depuis des mois maintenant. Mais alors j’y ai vécu quatre journées intenses entre fête de Noël avec les amis de là-bas, et sur skipe avec ma famille en Suisse, déjeuner au cercle du very British Yachting Club, au centre de tout, à la fois de l’espace urbain marin et de son histoire, avec la célèbre banque de l’opium qui sévit toujours. Autant dire d’emblée que ce qui m’a tout de suite rebuté à Hong kong, c’est le côté capitale bancaire et de la surconsommation touristique, le reste, non : la situation de la ville construite sur des îles, ses quartiers pleins d’Asie, ce mélange urbain, ses grands parcs, les navettes pour traverser et aussi son métro moderne et performant sont autant l’occasion de voyages passionants. Mais ce sont surtout les New territories qui m’ont fasciné au cours de la soirée extraordinaire que j’y ai passée avec mes amis : Noël suédois sur leur terrasse dominant la baie, balade au bord des marais, et l’extraordinaire soirée d’opéra chinois dans une kermess populaire de ces quartiers où l’avenir de la ville se joue aujourd’hui. J’étais mort de fatigue et peinais à résister au sommeil. J’aimerais revivre ces moments enfuis à jamais. La journée suivante dans les îles était plus banale, un peu ennuyeuse aussi dans la solitude, les amis ayant pris un vol pour Vientianne. Et puis là, au milieu de la cohue touristique, ce jeune handicapé sans jambes ni mains et qui me peint avec ses moignons les bambous que voici. J’ai dû batailler pour lui faire accepter une rémunération décente pour son travail accompli sur un trottoir parmi le flot compact des touristes du shoping shoping. Oui, j’aimerais y retourner, surtout maintenant en pleine révolte des hongkongais contre la main mise inéluctable du régime de Pékin, la fin de leurs droits démocratiques chèrement acquis, sans oublier les conditions bien réelles de leur vie. Rien n’est joué, mais il semble qu’après le pourrissement, le pire soit à venir, comme il y a 30 ans à Tian’anmen. Mais on en est pas encore là, l’intelligence collective des hongkongais a parfaitement compris que la situation était très compliquée pour les dirigeants chinois : d’un côté, ils ont une masse énorme d’avoirs dans les banques de l’ancienne colonie aux savoir faire inégalés, avec en filigrane une lutte d’intérêts féroce au sommet de la hiérarchie du parti et la corruption sans frein qui l’accompagne, et de l’autre côté la situation intérieure de la Chine ne le permet pas: une répression brutale (par qui, L’APL ? La PPL?) comporte d’énormes risques de propagation en Chine même, alors impossible à contrôler car les effectifs des forces de l’ordre, armée et police seront toujours insuffisants pour une telle population, et cela, les dirigeants chinois le savent bien, même si le système policier est développé à un point que beaucoup de gouvernants aimeraient avoir atteint. Je vois mal les chars de l’armée chinoise descendant les collines pour fondre sur la ville, et faire quoi après, occuper les quartiers avec les blindés ?Alors mieux vaut la bonne vieille recette, à savoir laisser pourrir, et ensuite écraser dans la terreur celles et ceux qui restent, celles et ceux qui n’ont pas compris à temps, n’ayant pas vu venir le moment où, comme on dit en Afrique, il faut quitter. On peut d’ailleurs à l’occasion du trentième anniversaire de l’écrasement de la révolte place Tian Anmen en 1989, relire le livre Place de la Porte Céleste ( 天安门, Tian est le ciel ou le jour, an, la paix, et men, la porte, ou marque le pluriel des pronoms personnels ) de Shan Sa, écrivaine chinoise étonnante, arrivée chez nous peu après la tragédie qu’elle a vécue, et qui écrit dans notre langue, comme François Cheng avant elle. Telle semble être la stratégie des gouvernants actuels, qui ont appris partout où les peuples se soulèvent: Santiago de nuevo, Quito, Beyrouth, Bagdad, Téhéran malgré une répression qui se distingue par sa brutalité, les peuples premiers d’Amazonie, et n’oublions pas Haïti, la liste s’allonge de semaine en semaine. L’avenir est déjà là, bien présent, sous nos yeux, a déjà plongé dans les affres du réel. Les peuples savent ce qu’ils risquent, et ils le disent : on sait que maintenant on ne peut plus reculer, nous rappelaient les émeutiers de Hong Kong après la mort du jeune Alex Chow, 22 ans.